Ce projet est né au moment où vous tourniez Kids ? En fait, l’idée m’est venue avant Kids. Je travaillais dans le domaine des arts visuels (livres, collages, installations) et j’avais décidé que le moment était venu pour moi de faire un film. Je voulais travailler à partir de mes journaux personnels et d’autres éléments que j’avais collectés : j’avais déjà tous mes personnages et je savais ce qui devait leur arriver. J’ai rencontré Ed Lachman par hasard et lui ai parlé de mon projet. Il s’est déclaré prêt à m’aider. Ça faisait du bien d’entendre ça parce qu’à l’époque, le milieu du cinéma m’était totalement étranger et Ed avait déjà une grande expérience de la réalisation. Nous avons évoqué l’idée de co-réaliser le film, ça devait être en 1988 ou en 1989, bref, il y a un bout de temps. Finalement, on a commencé à chercher quelqu’un pour écrire le scénario. A ce moment-là, je voulais faire quelque chose sur les adolescents et j’étais fasciné par la sous-culture du skateboard. J’avais rencontré et photographié beaucoup de jeunes skateurs, notamment à Visalia, ville considérée comme l’un des foyers du skate. J’avais passé près de trois ans avec ces jeunes, c’est comme ça que m’est venue l’idée de Kids. Mais une fois de plus, j’avais besoin de quelqu’un pour l’écriture, d’une personne qui puisse raconter les choses “de l’intérieur”. J’ai rencontré Harmony Korine, qui sortait à peine du lycée; il voulait devenir scénariste et réalisateur. Je lui ai raconté l’histoire de Kids, et il a écrit le scénario pour moi. Tout ça se passait vers 1994. Ça a pris environ un an pour trouver le financement de Kids et pendant ce temps, j’ai dit à Ed que nous devrions aussi proposer à Harmony d’écrire Ken Park. Je lui ai décrit tous les personnages et leurs histoires pour qu’il en fasse un scénario. Quand il a écrit Kids, il parlait des gens et des choses qu’il connaissait personnellement, mais pour Ken Park, c’était différent. Cet univers là lui était étranger, il ne “connaissait” pas du tout ces personnages. Ça ne l’a pas empêché d’écrire le scénario d’un seul jet. Puis j’ai tourné Kids. Donc au départ, Ken Park devait être mon premier film, mais il est passé après Kids. Et aujourd’hui, c’est finalement mon quatrième long-métrage. Voilà le temps que ça a pris pour trouver le financement nécessaire à la production.
A votre avis, pourquoi cela a-t-il pris autant de temps ? Principalement à cause du sujet en lui-même. Dès le départ, je savais que ce film risquait de ne pas obtenir son visa d’exploitation aux Etats-Unis. Il devait présenter des images explicites, comme mes premières photographies : la vérité crue, sans pudeur et sans se soucier le moins du monde de la censure. Je voulais que ce soit le genre de film qui m’a donné envie de faire du cinéma au départ. Ça rendait les choses plus difficiles. En plus, je ne connaissais pas vraiment le business. Après le succès de Kids différentes personnes ont essayé de trouver des fonds pour Ken Park. Un typ a même tenté de monter le projet pour 8 millions de dollars, un contrat de production typique d’Hollywood, c’est-à-dire qu’ils auraient gardé 5 millions pour eux et ne m’en auraient laissé que 3 pour faire le film! Evidemment, personne n’était prêt à investir une telle somme dans ce genre de film. Maintenant que vous avez pu réaliser Ken Park comme vous le vouliez, avez-vous l’impression d’avoir dû faire certains compromis pour vos autres films ? Pas pour Kids, le film correspond exactement à mes attentes. Quant à Ken Park, je pense que le sujet n’aurait pas pu être abordé autrement. C’est un film très sombre, bien qu’il me semble paradoxalement assez positif : son message, c’est que les enfants finiront par s’en sortir. Vous, moi, tout le monde... nous devons tous dépasser notre éducation, nos parents, nos familles, la façon dont on a été élevé. Le fait d’avoir eu de bonnes ou de mauvaises expériences n’a pas d’importance, nous devons les vivre et les digérer. Certains enfants malchanceux doivent subir les pires choses qui soient. Et ce film dit justement que vous pouvez vous en sortir, quoi qu’il arrive. Quand j’étais jeune, ces choses-là étaient taboues. Dans les années 50, certains enfants avaient des parents alcooliques ou drogués, d’autres arrivaient à l’école avec un oeil au beurre noir parce qu’ils se faisaient taper dessus à la maison. Au collège, j’ai même connu une fille qui se faisait régulièrement violer par ses cinq frères et j’imagine que son père ne devait pas se priver non plus. Tout le monde le savait mais personne ne disait rien. Ce type de problème n’était pas censé exister. Aujourd’hui, on ose parler de tout. Ken Park est l’exemple même de l’enfant qui n’arrive pas à surmonter ses problèmes... Oui, lui ne va pas s’en sortir. C’est Harmony qui a eu l’idée d’ouvrir et de fermer le film sur ce personnage, pour donner sa structure au scénario. Le film présente des exemples de parents désastreux, mais vous vous gardez bien de diaboliser les adultes... Ce ne sont que des gens. Si j’en avais fait des monstres monolithiques, le public n’aurait jamais pu s’identifier à eux. Ce sont des êtres humains et il faut qu’on les comprenne, dans une certaine mesure. Par exemple, quand le père de Claude touche le fond du fond, il dit “Personne ne m’aime”. C’est la clé du problème. Peu importe qu’il soit complètement cinglé, c’est quand même un être humain.
Comment avez-vous travaillé avec Harmony Korine ? La plupart des histoires et des personnages vient de mes collages et des mes installations vidéo. J’avais déjà utilisé ce matériel auparavant. Je me suis aussi inspiré de gens que j’ai connus. Par exemple, le personnage de Peaches m’a été inspiré par une fille que je connaissais et dont les parents étaient de vrais fanatiques religieux ; ils avaient l’habitude de la frapper avec la Bible en la sermonnant sur le péché. Le résultat ? Elle faisait le mur pour retrouver les garçons du quartier. J’ai parlé d’elle à Harmony pour qu’il écrive le personnage de Peaches. L’histoire de Claude est en fait celle d’un de mes amis. On n’y a pas changé grand chose. L’histoire de Tate vient d’un article que j’ai lu dans le New York Times. Un gosse avait poignardé sa mère et roué son père de coups jusqu’à ce que mort s’ensuive. L’article disait qu’il était entièrement nu au moment du meurtre pour éviter d’avoir des tâches de sang sur ses vêtements. Aujourd’hui, l’asphyxie autoérotique est une pratique bien connue par tous les ados du pays. Ça a piqué ma curiosité. En fait, les gens l’ont découvert dans le film L’Empire des Sens de Nagisa Oshima et ont écrit au magazine Playboy pour en savoir plus. Donc Playboy en a parlé et c’est comme ça que cette pratique est entrée dans notre culture. J’ai d’ailleurs fait un collage sur ce thème. Très souvent, les gens venaient me dire qu’ils connaissaient quelqu’un qui pratiquait l’asphyxie autoérotique. Tiffany Limos (qui joue le rôle de Peaches) a même connu un garçon qui en est mort.
Comment avez-vous trouvé les acteurs du film ? Nous voulions faire jouer de vrais enfants, des visages encore inconnus. Nous avions bien pensé à certains jeunes comédiens, mais à nos yeux, ils avaient tous l’air d’être des acteurs. Je me suis dit qu’on devait faire comme pour Kids, faire tourner de vrais gosses. En revanche, pour les adultes, nous voulions des acteurs professionnels. Ce sont des rôles complexes et j’ai toujours su qu’il fallait de vrais pros pour les interpréter. Comment j’ai trouvé les enfants ? La plupart d’entre eux ont été repérés dans la rue. Il semblerait que j’ai un don pour ça ! On a été au parc de skateboard de Visalia pour observer les jeunes et c’est là que j’ai trouvé deux des acteurs de Ken Park. Quand j’ai vu Stephen Jasso, je me suis dit qu’il ressemblait au Claude que j’avais imaginé pour le film. Mike Apaletegui, qui joue Curtis, le petit ami de Peaches, a aussi été repéré au parc de skate. En fait, on a auditionné pas mal de gamins de ce parc, mais Stephen et Michael étaient de loin les meilleurs. James Ransone, qui joue le rôle de Tate, était le seul à avoir une petite expérience de comédien. Il est né à Baltimore et vit à New York. Je l’ai rencontré plus d’un an avant le tournage de Ken Park et c’est le premier que j’ai casté pour le film. Je lui ai donné le scénario et lui ai expliqué ce que nous attendions de lui : il avait donc plus d’un an devant lui pour se préparer à la scène de l’asphyxie autoérotique. Pour un acteur, c’est émotionnellement dévastateur de se donner autant dans un rôle. C’est vraiment un brillant comédien. Pour le rôle de Peaches, j’ai auditionné toutes les jeunes actrices possibles et imaginables. Pourtant, je n’arrêtais pas de me dire que Tiffany avait l’air plus jeune et plus jolie que ces filles. On a donc commencé à en parler. Elle n’avait aucune formation dans le domaine mais elle m’a énormément surpris, particulièrement dans les scènes les plus intenses avec son père.
Comment en êtes-vous venu à travailler avec Ed Lachman ? Ed et moi, nous étions partenaires sur ce projet depuis le début, mais après nos premières tentatives pour monter le film, on ne s’entendait pas et on ne s’est plus parlé pendant plusieurs années. Finalement, je l’ai rappelé et lui ai dit “Ecoute, je ne vais plus m’énerver, faisons simplement le film”. Et en fait, notre collaboration s’est très bien passée, nous n’avons quasiment pas eu de problèmes. Visuellement, je trouve le film très réussi. Ed est un directeur photo extrêmement talentueux. Je n’aurais jamais pu faire ce film sans lui, c’est évident. Quelque part c’était écrit, nous devions travailler tous les deux sur ce film.
Comment vous défendrez-vous contre ceux qui vous accuseront d’être un pornographe ? J’invoquerai la qualité du film. Selon moi, c’est un film honnête. Si les gens me posent des questions sur des points précis, je pense que je n’aurais aucun mal à me défendre.
Extrait d’une interview avec Tony Rayns intitulée SAVOIR SURMONTER LES PROBLEMES (15 août 2002) |